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Réconcilier notre passé : Le président Sékou Touré et l’avenir de la Guinée

Si la Guinée est le seul pays que nous avons en commun, alors je n’ai pas le luxe du silence. Je dois faire ma part.

Je suis né bien après l’indépendance de la Guinée. Je fais partie de cette seconde génération — celle qui n’a pas connu les discours enflammés de la Révolution, les longues files pour les cartes de rationnement, ni la peur silencieuse qui habitait tant de foyers. Et pourtant, plus de soixante ans après notre rupture avec la France, je réalise à quel point je connais peu notre histoire post-indépendance.

Ce que je sais, je le tiens de récits transmis — notamment par mon père, farouche opposant au régime du président Sékou Touré. Il a tout perdu en 1962, lorsque l’État a nationalisé le commerce guinéen et confisqué les entreprises privées, y compris la sienne. Pour lui, la Révolution n’était pas un rêve accompli, mais une vie brisée. Et pourtant, malgré la douleur, il continuait à admirer la force oratoire du président Touré et ses idéaux panafricains.

J’ai grandi en entendant des récits de courage et d’héroïsme, mais aussi de trahison, de pertes et de silences forcés. Plus récemment, j’ai été profondément marqué par un échange public entre Thierno Monénembo — écrivain guinéen primé et l’une des plus brillantes plumes du continent — et des défenseurs acharnés du régime. Ce moment a rallumé quelque chose en moi.

Il m’a poussé à dire : Je dois écrire sur cette histoire.

Mais à ma grande surprise — amis et proches m’ont immédiatement mis en garde :

« N’aborde pas ce sujet. »

« C’est trop sensible. »

« Tu vas te créer des ennuis. »

Mais si la Guinée est le seul pays que nous partageons, alors je ne peux pas me taire.

Je dois faire ma part.

Il est temps de parler — non pas pour diviser, mais pour réconcilier.

Un héritage complexe à affronter!

Peu de figures suscitent autant de passion que le président Ahmed Sékou Touré. L’homme qui mena la Guinée à l’indépendance en 1958 demeure un symbole à la fois de fierté et de douleur — célébré par certains comme un panafricaniste visionnaire, dénoncé par d’autres comme un autocrate oppressif. Alors que nous réfléchissons à son héritage, 41 ans après sa mort, nous devons réconcilier ces vérités opposées — non pas en effaçant le passé, mais en l’affrontant avec courage et lucidité.

Il serait injuste d’ignorer les réalisations durables du président Touré. Sa vision de l’autosuffisance alimentaire a permis aux Guinéens de vivre avec dignité. Dans les campagnes, les familles ont prospéré grâce à la terre, produisant bien plus que pour leur simple survie. Le système éducatif, bien que rigide et politisé, a formé une génération de citoyens disciplinés et compétents. Pres. Touré fut également un fervent panafricaniste, accueillant les mouvements de libération et affirmant la souveraineté de la Guinée à une époque où peu osaient le faire.

Mais le président Touré fut aussi le produit d’une époque troublée — marquée par les peurs de la guerre froide, les interférences extérieures et les trahisons réelles ou supposées. En Afrique, même des leaders comme Mengistu Haile Mariam en Éthiopie — qui avaient suscité l’espoir — ont sombré dans l’autoritarisme et la paranoïa.

En Guinée, cette paranoïa a viré au drame. Le régime est devenu de plus en plus répressif, et le Camp Boiro s’est transformé en cimetière de l’intelligentsia guinéenne. Des milliers d’hommes et de femmes innocents — accusés de trahison — ont été emprisonnés, torturés ou exécutés. Ce traumatisme continue de hanter notre mémoire collective. Un pays riche de potentiel a été privé de ses esprits les plus brillants.

Comme le dit un proverbe peul : « Si le fouet que tu utilises contre ton ennemi est trop long, il finira par frapper ton ami. »

En cherchant à éliminer toute dissidence, le régime a blessé des innocents — des patriotes, des intellectuels, et même des partisans de la Révolution. Cet excès continue de diviser notre société et d’affaiblir les fondations de notre nation.

Le président Touré a dirigé la Guinée d’une main de fer, mais il n’a pas bâti d’institutions solides. Le système qu’il a laissé derrière lui reposait sur un seul homme. À sa mort, tout s’est effondré. Aujourd’hui encore, nous restons prisonniers de l’illusion du sauveur unique — comme si la Guinée n’avait pas d’enfants capables de la diriger.

Pour avancer, nous devons d’abord affronter notre passé — avec honnêteté et maturité.

La voie à suivre : Trois étapes pour la réconciliation nationale

1- Vérité et Réconciliation — Mais cette fois, sans façade.

Trop de tentatives dans le passé ont été biaisées, menées pour blanchir l’image du régime de Sékou Touré ou pour servir des intérêts politiques actuels. Cette fois, il nous faut un processus authentique, indépendant, et inclusif — où toutes les voix comptent : les victimes, leurs familles, les sages des communautés, les représentants de l’État, et les historiens indépendants.

Les éléments clés doivent inclure :

  • La reconnaissance officielle des crimes et abus commis, notamment au Camp Boiro.
  • Des plateformes sécurisées pour que les victimes et leurs familles puissent témoigner.
  • Des réparations symboliques et matérielles.
  • Des archives et mémoriaux publics pour préserver cette mémoire collective.

    Exemple à suivre : le Rwanda. Après le génocide, les tribunaux communautaires Gacaca ont permis la parole, la justice et la reconstruction de la confiance. Ce modèle, bien que perfectible, a contribué à la stabilité du pays. La Guinée peut en tirer des leçons.

    1- Enseigner l’Histoire — Le Bon, le Mauvais, et l’Inacceptable

    Nous devons enseigner à notre jeunesse l’histoire réelle de la Guinée. Pas seulement ses victoires, mais aussi ses blessures. Il faut parler du président Touré dans toute sa complexité — sa force, ses convictions, mais aussi sa répression.

    Exemple : les États-Unis. Les « Pères fondateurs » y sont étudiés pour leur vision, tout en reconnaissant leur passé esclavagiste. Le contraste ne les efface pas, il les humanise. La Guinée doit adopter cette maturité historique.

    2- Apprendre de l’Histoire pour Construire des Institutions

    De nombreux pays ont surmonté des passés douloureux en bâtissant des institutions solides :

  • L’Afrique du Sud, après l’apartheid, a mis en place une Commission Vérité et Réconciliation.
  • L’Allemagne, après la Seconde Guerre mondiale, a reconnu ses fautes, indemnisé les victimes, et enseigné cette mémoire dans ses écoles.

    La Guinée doit s’engager sur cette voie, avec détermination. Le passé ne peut être changé — mais il peut nous guider. Nous devons nous regarder en face, écouter nos blessures, apprendre de nos erreurs, et avancer — ensemble. C’est notre seul pays.
    Nous le devons à ceux qui sont venus avant nous, et à ceux qui viendront après.

    Comme le dit le proverbe africain : « L’enfant que le village n’a pas su embrasser finira par le brûler pour ressentir sa chaleur. »

    Construisons une Guinée qui embrasse tous ses enfants — passés, présents et futurs.

    NB : Dans mes prochains articles, nous aborderons en détail les solutions proposées et comment les structurer afin de favoriser une réconciliation nationale réussie, concrète et applicable. Merci.

    Gassim Bah est titulaire d’un Executive MBA de Brown University (États-Unis) et de l’IE Business School (Espagne). Banquier exécutif basé à Washington D.C., il est spécialiste de l’économie mondiale, de la finance et des systèmes bancaires. Il contribue activement aux réflexions stratégiques sur les enjeux économiques et financiers contemporains. Conférencier inspirant, il s’exprime en plusieurs langues : anglais, français, japonais, ainsi que plusieurs langues nationales africaines.

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