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Le geste posé par les militaires qui ont tenté un coup d’État contre le président Patrice Talon, pourtant à cinq mois de la fin de son mandat, ne s’inscrit nullement dans une dynamique d’affirmation de la souveraineté ou de restauration de la dignité du peuple béninois. Ils ont au contraire donné l’image d’acteurs guidés avant tout par des motivations corporatistes et par des ressentiments d’ordre sectoriel, qu’ils ont eux-mêmes étalés dans leur déclaration. Là où, dans une société organisée, un groupe professionnel choisit la grève, le dialogue ou l’expression revendicative dans un cadre légal afin de faire entendre ses doléances, la frustration du militaire, en Afrique, prend trop souvent la forme d’une démonstration de force, la prise d’armes devenant la réponse immédiate à ce qui relève pourtant d’un conflit interne ou d’un malaise institutionnel, jusqu’à déboucher sur une tentative de renversement du pouvoir établi.
Dans ces conditions, les militaires putschistes béninois apparaissent mus par des préoccupations éloignées de toute volonté authentique de rompre avec un système de dépendance extérieure ou d’en finir avec un régime soumis à des intérêts venus d’ailleurs et davantage disposé à obéir qu’à écouter son propre peuple. Leur initiative ne porte donc ni sur une vision stratégique fondée sur l’intérêt national ni sur un projet collectif capable de fédérer les citoyens autour d’un horizon commun. Dépourvue d’ancrage populaire et coupée des aspirations profondes de la société béninoise, une telle entreprise ne peut susciter qu’un sentiment de regret et de désillusion.
Pourtant, s’il convient de rappeler que, d’une manière générale, les coups d’État doivent être proscrits dans tout modèle politique se réclamant du respect des textes fondamentaux et de l’expression de la volonté populaire à travers les urnes, il demeure impossible d’ignorer la singularité du contexte sahélien. Au Mali, au Burkina Faso et au Niger, aujourd’hui réunis au sein de l’Alliance des États du Sahel (AES), les ruptures intervenues ont symbolisé pour une grande partie des populations un acte de délivrance face à une domination ancienne, aux formes multiples, qui a longtemps vidé ces terres de leur substance tout en enfermant leurs habitants dans la pauvreté, l’insécurité et l’humiliation quotidienne. Durant des décennies, les richesses de ces pays ont été extraites, exportées et transformées ailleurs, contribuant à la prospérité, à la stabilité énergétique et à la puissance industrielle d’autres nations pendant que, dans la savane et les zones désertiques, des familles entières voyaient leurs espoirs se consumer sous un soleil implacable et leurs enfants grandir dans le manque le plus cruel.
Dans ce contexte, ces bouleversements ont nourri un éveil collectif, une forme de révolte lucide contre un ordre bâti sur l’injustice et la soumission, et ont enclenché un processus de reconquête économique et psychologique visant à replacer au centre du projet national la maîtrise des ressources naturelles et leur mise au service des populations locales. Paysans, ouvriers, éleveurs et jeunes sans avenir ont retrouvé dans ce mouvement la perspective d’un avenir arraché aux logiques d’exploitation extérieure et réinscrit dans une volonté de construction endogène fondée sur la transformation locale, la création de valeur ajoutée et une répartition plus équitable des richesses produites par leur propre sol.
En mettant fin à des régimes portés par des élites civiles conciliantes jusqu’à la soumission, plus attentives à la préservation de leurs privilèges qu’au sort de leurs compatriotes, les nouvelles autorités de l’AES ont amorcé un démantèlement progressif d’un système conçu pour maintenir ces peuples dans une dépendance permanente. Elles ont commencé à reprendre la main sur les secteurs stratégiques, à remettre en question des accords déséquilibrés et à réaffirmer le droit plein et entier de leurs États à disposer des ressources du sol et du sous-sol dans une optique tournée vers l’industrialisation locale, l’amélioration des conditions de vie et la réparation d’une injustice historique patiemment entretenue.
L’uranium du Niger, qui pendant tant de décennies a été extrait et acheminé vers des puissances étrangères afin d’alimenter leurs centrales, d’illuminer leurs villes et de soutenir la marche de leurs industries, alors même que la population nigérienne demeurait plongée dans l’obscurité et la privation, ne peut plus être le signe d’une résignation forcée. Il n’est plus acceptable que des villages entiers demeurent sans électricité sur une terre qui éclaire le monde, que des structures sanitaires soient incapables de conserver des médicaments par manque d’énergie, que des enfants récitent leurs leçons à la lueur tremblante d’une flamme fragile tandis que la matière arrachée à leur sous-sol garantit, à des milliers de kilomètres, confort et abondance. Dans un monde où l’accès à l’énergie conditionne l’éducation, la santé, la production et la dignité humaine, une telle contradiction revêt la dimension d’une violence économique et morale prolongée.
De la même façon, l’or extrait au Mali et au Burkina Faso, expédié hors du continent pour consolider les réserves d’États qui en tirent une puissance financière et géopolitique considérable sans en produire à la hauteur, ne peut plus être le symbole d’une accumulation bâtie sur la détresse de peuples entiers. Tandis que ce métal renforçait des économies lointaines, au Sahel, des enfants mouraient de malnutrition et de soif, des mères tentaient de calmer dans leurs bras des nourrissons affaiblis par la faim, des champs autrefois fertiles se transformaient en terres stériles faute de moyens et d’investissements, et une jeunesse sans perspective se voyait contrainte à l’exil, traversant déserts et mers, affrontant chaque jour la mort dans l’espoir illusoire d’un ailleurs construit avec les richesses qu’on lui avait confisquées.
De manière plus large, les ressources innombrables du Liptako-Gourma, qu’il s’agisse du cobalt, de l’uranium, du lithium, du fer, de l’or, du diamant, du coltan, du charbon, du manganèse, de la bauxite, du phosphate, du pétrole, du gaz, du cuivre, de l’étain, du rhodium ou du niobium, ne peuvent plus continuer à nourrir la croissance et le confort de puissances éloignées pendant que ceux qui en sont les premiers dépositaires vivent dans une précarité insoutenable. Ces richesses sont appelées à devenir la base d’un développement pensé par et pour les peuples du Mali, du Burkina Faso et du Niger, orienté vers la satisfaction des besoins fondamentaux, la construction d’infrastructures adaptées, la création d’emplois décents, la valorisation des savoir-faire locaux et la reconstruction d’une fierté collective longtemps piétinée.
À travers ces trajectoires opposées, une évidence fait jour avec force. Lorsqu’un coup de force naît de frustrations internes et de calculs de corps, il ne produit que confusion et désenchantement. Lorsqu’il s’inscrit dans une aspiration profonde à rompre avec des décennies d’exploitation et à reprendre possession d’un destin confisqué, il devient, malgré toutes les réserves qu’il impose, le symptôme d’un peuple qui refuse de disparaître dans le silence et choisit de se relever face au pillage organisé. Le défi pour le Sahel reste désormais de transformer cet élan en une gouvernance juste, responsable et tournée vers la dignité retrouvée.
Par Abdoulaye Sankara (Abou Maco), journaliste