@alfredmignot | @africa_presse
Premier thème abordé par l’orateur : Comment passe-t-on de la macro à la micro et inversement, et de quelle manière? déclare Bertrand Badré en débutant son intervention, après que le Président Étienne Giros eut évoqué le parcours d’exception de l’orateur (1)
Et en fait, l’analyse macro de ce «moment très particulier de notre histoire» que nous vivons a de quoi déprimer largement : «permacrise, multicrises, polycrises»… tous ces éléments de langage évoqués par Bertrand Badré expriment la même réalité : «nous (le village global?) faisons face à un certain nombre de tensions», résume-t-il dans une pudique litote… Parmi ces tensions à l’œuvre chaque jour, les problématiques migratoires et environnementales de la crise, auxquelles sont venus s’ajouter la guerre russe en Uktraine et, ces jours derniers, le conflit ouvert entre Israël et le Hamas…
En fait, l’analyse macro qui nous est proposée de ce monde où l’hyperpuissance du gendarme universel s’est délitée et où le multilatéralisme n’est encore qu’un balbutiement, suggère que le pire est peut-être encore à venir car «cela se dégrade partout».
En même temps, observe Bertrand Badré, certains concepts naguère encore tabous refont surface, s’affirmant comme de nouveaux repères dans un écosystème économique fragilisé, où l’on a finalement admis que la soi-disant «mondialisation heureuse» fantasmée par un micro-intellectuel n’était qu’une fable pour boomers germanopratins. C’est le cas notamment de la «politique industrielle», ce «truc [si] français» stigmatisé pendant des décennies par les élites anglo-saxonnes, et désormais adopté sans retenue par les États-Unis. C’est le cas aussi du protectionnisme, autrefois vomi par la doxa libérale internationale, et que tout un chacun se met désormais à pratiquer de «manière naturelle», note l’orateur.
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«C’est cauchemardesque,
et pourtant il faut le faire!»
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«En fait, pour de bonnes ou mauvaises raisons, l’Occident se trouve aujourd’hui un peu seul», le récent engouement des demandes d’adhésion aux BRICS suffirait à le monter;
Tout cela impacte bien sûr la relation entre l’Europe et l’Afrique, et l’Afrique elle-même, dont on entend dire aussi souvent qu’elle est le problème, mais aussi la solution.
Face à cette situation, comment faire pour avancer malgré tout sur les chemins de la coopération? L’une des pistes évoquées par Bertrand Badré est la coopération public-privé. «Si l’on veut avancer dans l’accomplissement des 17 objectifs du développement durable adoptés à l’ONU en 2015, et qui revêtent une résonance particulière dans les pays en développement, où l’engagement financier est finalement très faible – l’Afrique, par exemple, ne recueille que 3% des investissements mondiaux – il faut faire travailler ensemble public et privé. C’est cauchemardesque, nous le savons tous, s’exclame-t-il, et pourtant il faut le faire!»
Comme pour donner l’exemple (?), «c’est précisément pour adresser ces pays où ne se porte pas assez l’effort financier international que nous avons créé ««Blue like an Orange Sustainable Capital»» avec l’idée, justement, de faire travailler ensemble public et privé, c’est notre ADN. Car si on en parle souvent, on le fait de moins en moins, et cette défiance qui s’est installée entre le public et le privé est très négative pour le grand œuvre collectif», déclare Bertrand Badré.
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Un partenariat avec Africa 50,
fonds infrastructures de la BAD
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C’est sur cette base que « Bleue comme une orange » interviendra en Afrique à partir de l’année prochaine, en partenariat avec Africa 50, le fonds d’investissement en infrastructures de la BAD, basé à Casablanca.
« À ma connaissance, il n’y a pas de précédent. Notre objectif est simple : créer la matrice d’une action paritaire public-privé, et que l’on pourra dupliquer cent fois, mille fois… ».
La typologie commune du secteur privé des pays en développement – d’un côté un petit nombre de grands groupes, en général liés de manière directe ou directe aux pouvoirs publics ; de l’autre, une masse de microentreprises et une carence de PME et d’ETI – constitue « le champ de prédilection sur lequel Bleue comme une orange entend agir, ainsi qu’elle l’a fait en Amérique latine, précise Bertrand Badré. On a démontré qu’on pouvait marier impact et performance financière, relevons cependant que la notion d’impact telle qu’elle a été formatée ces dernières années par l’UE – et qui s’impose aux investisseurs – n’est pas si pertinente pour les pays en voie de développement.
Aussi, note en substance Bertrand Badré, lors des grandes conférences internationales, les COP notamment, on se retrouve toujours avec les mêmes questions : quid du secteur privé, quid des relations nord-sud, qui va payer… Et c’est toujours là-dessus que cela bute et qu’on a du mal à progresser. « Deuxièmement, je m’interroge avec vous sur comment changer nos comportements ? changer notre regard sur tout cela ? changer le narratif ? Si on ne le fait pas, si chacun se replie sur son entreprise, il sera peut-être rationnel individuellement, mais fou collectivement. »
Le sommet de Paris reposait sur une très bonne intuition : stopper la petite musique en bruit de fond qui prospérait depuis quelques années sur le prétendu cynisme de l’Occident, qui aurait délibérément choisi de financer la lutte contre le changement climatique au détriment du financement du développement, donc au préjudice des pays pauvres… Une « tension » de plus que le sommet de Paris a permis (un peu) de détendre « en posant les bonnes questions, cela a été un succès ».
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Deux réformes
systémiques
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Ce sommet d’intérêt mondial, débordant le seul cadre africain, estime Bertrand Badré, a mis en évidence que l’on fait face à deux réformes de fond dont on pressent l’urgence mais que l’on ne sait pas très bien comment les traiter.
« La première, c’est de transformer le système opérationnel de notre capitalisme. On voit bien que l’on touche aux limites de la recherche de la maximisation du profit. On peut en débattre, mais on voit bien que cela crée des tensions… Aussi, un peu partout sur la planète on recherche de nouvelles règles, même s’il n’y a pas (plus) de maître du monde pour imposer ces nouvelles règles.
Le deuxième système opérationnel sur lequel il faut travailler, c’est celui de l’ordre international issu de la conférence de Bretton Woods, en 1944. « À l’époque, relève Bertrand Badré, quelque 150 des 200 pays d’aujourd’hui n’existaient pas ! On ne parlait ni de climat, ni de biodiversité, ni même de pauvreté, on parlait de reconstruction. Donc il y a quatre-vingts ans, on a mis en place un système qui n’était pas pensé pour les défis aujourd’hui. Aujourd’hui, on est passé d’un monde qui a été brièvement unipolaire – l’hyperpuissance américaine – à un monde franchement multipolaire, un monde de multi-alignement.
Un exemple illustratif de cela est celui de l’Inde, qui s’associe au Japon, à l’Australie et aux États-Unis pour faire face à la Chine, achète du pétrole à bas prix à la Russie pour le revendre, achète des Rafale à la France… il n’y a plus d’alignement, les États vont là où leur intérêt les porte, c’est une pratique qui se répand y compris en Afrique.
Les récentes statistiques de l’OCDE montrent aussi que le commerce international ralentit et se régionalise. Faut-il faire du commerce avec nos seuls amis, plutôt qu’avec des gens qui peuvent vous couper les lignes d’approvisionnement du jour au lendemain ?… Aussi, on est en train de passer à un monde de plus en plus vieux – sauf en Afrique – et où les inégalités se creusent, au cœur même des pays occidentaux – un peu moins en France du fait de notre politique de redistribution, mais de manière très forte aux États-Unis et au Royaume-Uni, par exemple. Un monde où les ressources ne sont plus juste l’objet d’un doux commerce entre entreprises qui échangent, mais un monde où la prédation des ressources tend à s’accentuer, tandis que l’argent facile disparaît.
Comment réformer le système de Bretton Woods ? On ne va certes pas souhaiter une guerre mondiale, même si l’on constate qu’en temps de paix les grandes réformes paraissent impossibles, puisqu’il n’y a pas de mécanisme prévu pour ce faire. Mais la situation ne paraît pas tenable encore longtemps. Mettons-nous à la place de l’Inde, aussi peuplée que toute l’Afrique, puissance nucléaire et bientôt troisième économie mondiale : peut-elle encore accepter d’être exclue du conseil de sécurité de l’ONU, alors que la France et le Royaume-Uni en sont membres permanents ?
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Quelques débuts
d’avancées timides
Au sommet de Paris, un certain nombre de sujets ont été discutés, notamment celui de la réallocation des droits de tirage spéciaux au bénéfice de l’Afrique, qui peuvent avoir un impact sur le continent
Il y a aussi toute une série de discussions sur la dette. On essaye de faire entrer la Chine dans les négociations sur la restructuration sur la dette, on commence à tester de nouvelles procédures : on annule une partie de la dette mais en contrepartie le pays s’engage à préserver sa forêt, à améliorer son littoral – l’Équateur par exemple a signé un accord de ce type.
Le financement des infrastructures durables était un autre sujet. Là aussi on avance. On voit bien qu’Un certain nombre de fonds souverains s’intéressent aux infrastructures.
Un autre thème, qui avance lui aussi doucement, est celui de la quête de nouvelles ressources, dans l’esprit de la taxe Chirac sur le trafic aérien.
Et le dernier sujet abordé au sommet de Paris, que Bertrand Badré a copiloté avec Oulimata Sarr, ministre de l’Économie du Sénégal, était précisément celui du financement du secteur privé,
Au total, le consensus de Paris, comme on l’a appelé, s’est notamment concrétisé par un texte signé par une quinzaine de chefs d’État, dont Joe Biden et Emmanuel Macron, et affirmant qu’il faut lutter contre le changement climatique, mais en ne laissant personne de côté. Autrement dit, financer « en même temps » la lutte climatique et le développement des pays pauvres. « Un succès » estime Bertrand Badré, qui sera peut-être présenté d’ici à quinze ou vingt ans comme le début du changement…
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La flagrante insuffisance
des moyens
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Autre frein au changement, justement, c’est que dans l’esprit de beaucoup le développement du secteur privé reste un sous-produit du développement. En gros, leur raisonnement est qu’il faut se focaliser sur les infrastructures, la macroéconomie, et que si l’on fait cela très bien, il y aura des entreprises privées, cela marchera tout seul… « Je ne crois pas que l’on puisse réussir ainsi à créer 3 millions d’emplois nouveaux dont l’Afrique a besoin chaque mois.
L’insuffisance des moyens rassemblés est flagrante : quand on met bout à pour les contributions du FMI, de la Banque mondiale, de la BEI et autres institutions, selon les années on mobilise entre 150 et 300 milliards de dollars… alors qu’il en faudrait des milliers. En effet, selon certains économistes qui se sont exprimés lors d’une rencontre à l’Élysée à l’occasion du sommet de Paris, rapporte Bertrand Badré, il faut 3 000 milliards par an pour remettre notamment l’Afrique sur une trajectoire de développement durable. Le secteur public international peut y contribuer à hauteur de 600 milliards, estime-t-on. Et donc le secteur privé trouverait les 2 400 milliards manquants… Mais Bertrand Badré estime que cela ne peut pas marcher, pour deux raisons : les 600 milliards du public ne sont pas là ; le secteur privé est plutôt en train de se retirer… « L’équation macro n’est pas résolue, elle reste sur la table », conclut-il.
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« Mettre l’entreprise au centre
de la politique économique »
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« Reste à résoudre aussi l’équation micro. Les axes d’action sont évidemment plus faciles à identifier qu’à mettre œuvre. Le premier, traditionnel, est l’amélioration de l’environnement local des affaires. Pour cela, estime Bertrand Badré, « les gouvernements africains doivent s’efforcer de mettre la création d’entreprise au cœur de leur politique économique. C’est très rarement le cas, à l’exception de quelques pays, par exemple le Sénégal, avec lequel j’ai eu l’occasion de travailler.
Mettre l’entreprise au centre de la politique économique, cela signifie construire un écosystème, monter des outils de financement, encourager les fintech aptes à financer de toutes petites entreprises de manière quasi-automatique. Cela veut dire des chambres de commerce actives, des consultants, des comptables… bref, faire vivre tout un écosystème.
Il faut aussi que l’on reconnaisse la valeur des entreprises, et mettre en place une stratégie de développement du secteur privé. On ne pourra se contenter d’un système à quelques oligarques à côté de millions de microentreprises, cela ne tiendra pas, y compris socialement.
Aujourd’hui, la proportion des actifs européens qui s’investit dans les marchés émergents oscille entre 3 % et 4 % ; aux États-Unis, c’est un peu moins de 2 %. Je vous laisse imaginer la part de l’Afrique dans cette réalité. Et la tendance est à la baisse, du fait de la remontée des taux d’intérêt dans nos pays.
La politique de réindustrialisation qui se met en place dans les pays occidentaux est aussi un facteur adverse puisqu’elle va attirer les investissements industriels de proximité, qui paraîtront moins risqués car dans un environnement maîtrisé, et au détriment, donc des pays en développement.
Un troisième sujet est le repli des populations sur leur propre pays, tendance qui a qui a été accentuée par la covid. Les gens se disent que leur épargne peut servir à améliorer la situation des banlieues, ils n’ont pas envie de s’occuper en plus d’autres pays… Il n’y a pas d’étude statistique sur ce ressenti, mais c’est ce que rapportent les intermédiaires financiers.
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De l’importance
du narratif
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On doit aussi faire face à cela. C’est pourquoi le narratif est si important. Aujourd’hui, il n’y a pas un grand mouvement d’opinion enthousiaste affirmant que la meilleure réponse au problème migratoire africain, c’est d’aller aider l’Afrique à se développer en créant des entreprises.
Il faut bien se rendre compte que le secteur privé est freiné. Par ailleurs, au-delà de ces sujets macro, on a toujours des problèmes de normes. Cela coûte deux fois plus cher d’investir hors OCDE. Pourquoi aller prendre des risques ?
Cela dit, sur l’évaluation des risques, on va enfin mettre en accès libre les bases les données des organisations internationales. Il faut que la réalité soit transparente, sinon on conforte la vision très conservatrice des intermédiaires financiers qui vont charger des coûts supplémentaires.
Tout cela, ce sont des petites choses qui s’accumulent et finalement pèsent lourd. Si on ne les traite pas, on n’y arrivera pas »
Par ailleurs, il faut aider aussi le secteur privé à identifier des bons projets. Il n’y a aucune mutuelle française capable de mettre un milliard en Afrique. Il faut que des professionnels d’une entité locale puissent l’aider à identifier les bons projets
Et puis, il est nécessaire de développer à la fois une mentalité et une culture de soutien au secteur privé, au lieu de la défiance qui est aujourd’hui la norme, ainsi que le président de la Banque mondiale Ajay Banga a pu le dire à Bertrand Badré.
il faut être à la fois généreux et l’innovant il faut travailler, car le chantier est immense : comment redéfinir l’aide au développement à l’OCDE ? comment adapter la taxonomie à l’Afrique ? comment faire bouger les règles d Bâle III ?
Et surtout, c’est la clé, il faut travailler en partenariat. Comment, peut-on surmonter les obstacles économiques, financiers, de normes ? Comment peut-on surmonter les tensions géopolitiques de la France en Europe et de l’Europe avec le reste du monde ? Comment fait-on face, par exemple, au nouveau rôle du Golfe ? Comment arriver à trouver un narratif qui soit alors même que toute une génération s’affirme prête à s’engager pour transformer son pays, le monde ?
Le défi des engagements signés en 2015 sur le climat et sur les ODD est gigantesque, il l n’y aura pas de réponse sans être sérieux avec l’Afrique. C’est répété en boucle par quelques experts, mais cela n’est pas compris, pas du tout intégré.
Est-on capable collectivement de mettre l’Afrique sur une trajectoire de développement durable, inclusif et résilient, ou pas ? Pour moi, c’est le défi majeur pour le siècle qui nous attend. Si on ne sait pas répondre, on sera devant un très grave problème collectif avec en 2050 2,5 milliards d’Africains, premières victimes du changement climatique.
1 – Ancien élève de l’ENA passé par l’Inspection des Finances, Bertrand Badré a été directeur financier de la Banque mondiale, du Crédit Agricole et de Société Générale, ainsi que conseiller Afrique auprès du président Jacques Chirac, avant de créer en 2017 « Blue like an Orange Sustainable Capital », fonds d’investissement destiné aux pays émergents et visant à conjuguer rendement et impact social aligné sur les ODD.
https://www.africapresse.paris/CIAN-Bertrand-BADRE-Le-defi-des-ODD-est-gigantesque-il-n-y-aura-pas-de-reponse