Les observateurs les plus avertis sentent poindre une tension sourde entre deux figures jusqu’ici indissociables, le président Bassirou Diomaye Faye et son Premier ministre Ousmane Sonko. Compagnons de lutte, frères d’idéal, piliers du projet PASTEF, ils incarnent ensemble l’espoir d’un Sénégal nouveau, souverain, juste et responsable. Et pourtant, les signaux qui parviennent depuis les coulisses du pouvoir laissent entrevoir un malaise plus profond.
L’histoire de l’Afrique est jonchée d’amitiés politiques brisées par le poison du pouvoir. Le cas du Burkina Faso est encore dans toutes les mémoires. Thomas Sankara, leader charismatique et visionnaire, fut trahi par son plus proche allié Blaise Compaoré, dans un scénario où l’ambition a effacé la loyauté, et où l’amitié a cédé à la stratégie brutale.
Faut-il craindre un tel scénario au Sénégal ? À ce jour, non. Car jusqu’à preuve du contraire, il n’y a ni trahison, ni rupture frontale, ni prise de pouvoir détournée. Mais ce qui inquiète, c’est la distance croissante entre deux hommes censés incarner une même voix, une même vision, un même engagement.
Les gestes sont devenus rares, les regards tendus, et les mots, lorsqu’ils ne sont pas tus, résonnent comme des messages codés. L’un évoque un manque d’autorité chez le président. L’autre, par son silence, semble marquer une volonté de maintenir l’ordre républicain, d’éviter la confrontation ou tout simplement de préserver une cohésion fragile. Mais derrière les postures maîtrisées, chacun campe sur ses positions, jaloux de ses prérogatives, attentif à son espace politique, soucieux de son image.
Ce qui se joue entre le chef de l’État et son Premier ministre ne relève pas de l’anecdote. C’est une question de gouvernabilité, de cohérence stratégique, et surtout de loyauté institutionnelle. Le Sénégal ne peut pas se permettre une bipolarisation de l’exécutif. Ni la Constitution, ni le peuple n’ont prévu deux lignes de commandement. Gouverner ensemble, c’est avant tout accepter de construire à deux, mais avec une seule direction.
La sortie médiatique d’Ousmane Sonko, peu après la confirmation de sa condamnation par la Cour suprême, a jeté un voile supplémentaire sur cette relation. Pourtant, il serait injuste de parler de trahison. Le président Diomaye Faye lui-même a rappelé avec force et humilité cette vérité politique que peu auraient osé dire : « Pendant dix ans, je n’ai pas réussi à faire élire Sonko président. En un mois, lui m’a fait président de la République. Je lui dois beaucoup. » Ce témoignage sincère et puissant dévoile une loyauté affective, mais aussi un dilemme. Comment gouverner avec celui à qui l’on doit tout, sans s’effacer ni se soumettre ?
La véritable maturité politique ne réside pas dans les émotions, mais dans le respect des fonctions. Diomaye est président, et il a été élu par le peuple pour conduire le pays jusqu’en 2029. Sonko est Premier ministre, nommé pour traduire en actes un programme que le peuple a choisi. La réussite de leur tandem dépend d’une seule chose : la discipline d’État. Cela suppose de clarifier les rôles, de coordonner les stratégies, d’unifier la parole et de refuser les compétitions d’égo. Le peuple n’attend pas une cohabitation parallèle, il exige une direction claire, un cap stable, des résultats visibles.
Sonko reste animé par l’âme du combat, ce feu de l’opposition permanente qui l’a porté jusqu’ici. Mais diriger un gouvernement, ce n’est pas défier ses adversaires à chaque instant. C’est construire, réformer, gérer le temps long, et parfois même se taire pour mieux agir. Diomaye, de son côté, semble vouloir incarner une présidence sobre, méthodique, concentrée sur la stabilité et la réforme. Mais à trop vouloir préserver l’équilibre, il pourrait paraître distant, voire passif, aux yeux de certains.
Le Sénégal n’a pas élu deux présidents. Il a élu un chef d’État, appuyé par un Premier ministre. Il a choisi un projet collectif, pas une mise en scène politique. Et il sait mieux que quiconque que les querelles d’en haut ont souvent des répercussions lourdes en bas.
Ce qu’il faut aujourd’hui, ce n’est pas un rappel à l’ordre sur les plateaux télé, mais un véritable conseil stratégique interne, discret mais efficace, pour faire vivre l’unité du pouvoir sans l’exposer aux vents médiatiques. Une gouvernance à deux têtes n’est viable que si les deux hommes parlent d’une même voix, respectent leur périmètre, et tirent dans le même sens. Autrement, c’est l’affrontement, la confusion, puis l’échec.
Le Sénégal est un peuple mûr, averti, engagé. Il ne tolérera pas longtemps les jeux de posture ou les dérapages d’égo. Il a trop souffert pour voir son espoir sacrifié sur l’autel des ambitions personnelles. Si Diomaye et Sonko échouent à gouverner ensemble, ils échoueront ensemble. Et ce que l’Histoire retiendra, ce ne seront ni les excuses ni les justifications. Ce sera une phrase simple, mais implacable : ils avaient une chance historique, et ils l’ont gâchée.
Diomaye ne doit pas devenir Blaise. Sonko n’est pas Sankara. Et le Sénégal n’est pas le Burkina des années 1980. Mais si l’un s’accroche au fauteuil et l’autre au micro, si l’un gouverne dans la solitude et l’autre dans la frustration, alors la fracture sera inévitable.
L’heure est venue de dépasser les susceptibilités. De remettre le pays au centre. D’affirmer une cohésion sincère, sans arrogance ni calcul. Le Sénégal a besoin d’un leadership lucide et uni, pas d’un duo crispé sur sa légitimité.
Qu’ils se rappellent une chose simple, mais essentielle : le peuple qui les a portés peut aussi les sanctionner. Le pouvoir n’est pas un acquis, c’est une responsabilité. Et celle-ci ne se partage bien qu’avec humilité, rigueur et intelligence.
Par Alamina Baldé, Conseiller diplomatique et acteur du changement en Afrique