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Procès de Aliou BAH : Instrument de justice ou outil de répression politique ? (Par Kouradia Diallo)

Le procès de Monsieur Aliou BAH, accusé d’offense et de diffamation envers le chef de l’État, met en lumière les tensions persistantes entre la protection des institutions publiques et la garantie des libertés fondamentales en Guinée.

Depuis le 26 décembre dernier, le Président du Mouvement Démocratique Libéral (MoDeL), est poursuivi pour des déclarations jugées offensantes et diffamatoires par le biais d’un système informatique à l’égard du Chef de l’Etat, le Général de corps d’Armées Mamadi Doumbouya. Le 2 janvier 2025, le Parquet du Tribunal de première instance de Kaloum a requis une peine de deux ans de prison ferme à son encontre.

Cette affaire soulève des interrogations sur les limites imposées à la liberté d’expression et sur l’utilisation potentielle des lois pour restreindre le débat politique et publique.

Il est important de rappeler, d’une part, que la Constitution du 07 Mai 2010, dispose en son article 7 que « Chaque citoyen est libre de penser, de croire, et d’exprimer ses opinions. Toute atteinte à ces droits fondamentaux est punissable par la loi. »

D’autre part, la charte de la Transition (en cours), réaffirme notre attachement aux valeurs et principes démocratiques tels qu’inscrits dans la Charte des Nations-Unies, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme du l0 décembre 1948, la Charte Africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance du 30 janvier 2007 de l’Union Africaine, ainsi que le Protocole A/SPl/12/01 du 21 décembre 2000 de la CEDEAO sur la démocratie, la bonne gouvernance et les élections. Elle admet en son article 8 que : « les libertés et droits fondamentaux sont reconnus et leur exercice est garanti aux citoyens dans les conditions et les formes prévues par la loi. »

Dans le bloc de la légalité, c’est l’article 659 du Code Pénal guinéen qui traite de l’offense en la personne du chef de l’Etat. Il dispose que « Quiconque, soit par des discours, cris ou menaces proférés dans des réunions ou lieux publics, soit par des écrits, des imprimés vendus ou distribués, mis en vente ou Page 128 sur 200 exposés dans des réunions ou lieux publics, soit encore par des placards ou affiches exposés aux regards du public, offense la personne du Chef de l’Etat, est puni d’un emprisonnement de 1 à 3 ans et d’une amende de 200.000 à 2.000.000 de francs guinéens ou de l’une de ces deux peines seulement… ».

Cette juxtaposition entre des dispositions pénales restrictives et des garanties constitutionnelles et transitoires crée une ambiguïté juridique, susceptible de donner lieu à des interprétations divergentes.

Le procès de Monsieur Aliou BAH met en exergue une question centrale : comment concilier la nécessité de protéger les institutions publiques avec l’obligation de garantir la liberté d’expression, pilier fondamental de toute démocratie ?

L’infraction d’offense et de diffamation au chef de l’Etat : une perspective critique en droit guinéen

L’infraction d’offense au chef de l’État, prévue par l’article 659 du Code pénal guinéen, repose sur des termes généraux tels que « atteinte à l’honneur » ou « dignité ». Ce manque de précision soulève des interrogations sur le principe de légalité en droit pénal, qui est d’interprétation stricte et exige que les infractions soient clairement définies.

En outre, les sanctions prévues par cet article semblent disproportionnées par rapport aux objectifs visés. Des peines d’emprisonnement allant jusqu’à cinq ans peuvent dissuader l’expression critique légitime et créer un climat d’autocensure parmi les citoyens et les acteurs politiques.

La liberté d’expression face aux restrictions légales

La Constitution guinéenne de Mai 2010 et les instruments internationaux tels que l’article 19 du Pacte international des droits civils et politiques (PIDCP) reconnaissent la liberté d’expression comme un droit fondamental. Cependant, ce droit n’est pas absolu et peut être soumis à des restrictions, à condition qu’elles soient :

  • Prévisibles et définies par la loi : Ce qui nécessite des dispositions claires et non ambiguës.
  • Nécessaires dans une société démocratique : Les restrictions doivent viser un objectif légitime, comme la protection de la réputation ou de la sécurité nationale.
  • Proportionnées : Les moyens utilisés pour restreindre ce droit doivent être en adéquation avec l’objectif poursuivi.

Dans le cas présent, l’absence d’une justification claire et proportionnée à l’application de l’article 659 du Code pénal soulève des doutes quant à la conformité de cette disposition avec les objectifs visés.

Le recours fréquent à des infractions telles que l’offense ou la diffamation pour réprimer les voix dissidentes peut affaiblir les institutions démocratiques. La peur de poursuites judiciaires peut étouffer les débats politiques et miner la confiance dans le système judiciaire, perçu comme un outil de répression plutôt que de justice.

Ce procès du leader du MoDeL ne concerne pas uniquement un individu ou une situation isolée. Il s’inscrit dans une dynamique plus large où l’équilibre entre le respect des institutions (organes de la transition) et la préservation des libertés fondamentales détermine la solidité démocratique d’un véritable État de droit.

La liberté d’opinion comme fondement d’une démocratie vivante

La liberté d’opinion et d’expression est l’un des piliers essentiels d’une société démocratique. Elle permet aux citoyens de débattre des politiques publiques, de critiquer l’action des dirigeants, et d’exiger des comptes. Limiter cette liberté sous prétexte de protéger l’honneur ou la dignité d’un chef d’État risque de créer un climat d’intimidation et d’autocensure pour les observateurs et opposants politiques.

Dans un Etat de droit, les institutions publiques, y compris la présidence, ne doivent pas être perçues comme intouchables mais comme ouvertes à la critique constructive, condition nécessaire pour maintenir leur légitimité et leur transparence. La protection de la dignité ou de l’honneur d’une figure publique ne devrait jamais prévaloir sur le droit des citoyens à exprimer des opinions critiques.

D’ailleurs, il est important de noter que certains pays, tels que la France, ont abrogé le délit d’offense au chef de l’État, le remplaçant par des dispositions relatives à la diffamation et à l’injure, jugées plus conformes aux principes démocratiques.

Les risques pour les droits et les libertés fondamentales

L’utilisation fréquente de lois répressives comme l’offense au chef de l’État peut contribuer à la violation récurrente des droits humains. Ces poursuites ciblent souvent des opposants politiques, des journalistes ou des membres de la société civile, renforçant une perception de répression systématique.

Des organisations internationales telles qu’Amnesty International et Human Rights Watch ont régulièrement critiqué de telles pratiques, arguant qu’elles restreignent indûment l’espace civique et politique.

En Guinée, ces restrictions pourraient aggraver les tensions politiques et compromettre la confiance des citoyens envers leurs institutions, la Justice notamment.

Quel rôle de la justice dans une démocratie ?

Le procès de Monsieur Aliou Bah pose également la question du rôle et de l’indépendance de la justice guinéenne dans ce contexte de construction démocratique. Dans une démocratie saine, le pouvoir judiciaire doit agir comme un gardien impartial des droits et libertés, en s’assurant que les lois ne soient pas utilisées de manière abusive.
Cependant, lorsque la justice est perçue comme instrumentalisée par le pouvoir exécutif, cela mine sa crédibilité et fragilise l’État de droit. Les procédures judiciaires contre des opposants politiques doivent être examinées avec la plus grande vigilance pour garantir leur équité et leur impartialité.

Quels choix pour notre pays à l’aune de cette transition et de refondation institutionnelle ?

Face à ces défis, la Guinée doit se poser des questions cruciales :

  • Comment réformer ses lois pour les aligner avec les normes internationaux des droits humains ?
  • Quelle place accorder à la critique et au débat public dans une société en quête de stabilité démocratique ?
  • Comment restaurer la confiance des citoyens dans leurs institutions judiciaires et politiques ?

Ces interrogations appellent des réponses qui dépassent les intérêts partisans pour s’inscrire dans une vision de long terme   pour la démocratie et la cohésion sociale.

Le procès du leader du MoDeL soulève des enjeux bien plus vastes que la simple question de l’offense au chef de l’État. Il questionne la place de la liberté d’expression dans un contexte démocratique, ainsi que la manière dont les lois sont utilisées pour protéger l’État contre les critiques. Dans une démocratie véritable, la critique des dirigeants et des institutions est non seulement un droit, mais une nécessité pour assurer la transparence, la responsabilité et le renouveau politique.

Les décisions judiciaires qui limitent la liberté d’expression risquent de créer une société de peur, où les voix dissidentes sont réduites au silence, au détriment de l’épanouissement d’un véritable débat démocratique. Par conséquent, il est impératif que les acteurs politiques, juridiques et citoyens engagés plaident pour une réforme de ces lois, afin de garantir que la critique politique devienne une composante essentielle de la vie publique guinéenne.

Pour la Liberté, la Justice et la Démocratie en Guinée

KOURADIA DIALLO
Juriste

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